“Quand on vit différent, on meurt différent.”
On parle de la naissance comme d’un moment magique, on peut te la raconter si souvent, indéfiniment. Mais moi, je pense que c’est un détail futile et inutile. tu ne vis pas et soudain, tu vis et il n’y a rien d’autre à dire de ce moment dont le principal intéressé ne se souvient même pas. Alors voilà, je suis née. J’ai trouvé la vie ou plutôt elle est venue à moi. Douce et traître, hypocrite, avec son beau sourire réconfortant. Cruelle illusion de douceur. Laissez-moi dormir. Alors oui, je suis née, mais ça ne change rien, ce n’est qu’un pauvre petit détail, je ne suis que ça. Mais on parle de soi, dans une histoire, alors il faut les détails, même les plus superflus. Je peine à le comprendre.
Je suis né là-bas, loin de là où je suis à présent. Dans ces grands territoires, plus exactement et encore plus précisément, dans le Clan de l'Aube - c'est assez ironique d'ailleurs, mais j'en reparlerais plus tard -, dans ce camp où règne murmures et jugements. Beauté. Laissez-moi. Je suis apparue comme ça, au détour d’un amour désastreux, alors que le vent chassait le soleil. Une mère et un père, comme tout le monde. Un frère, aussi. J’appris rapidement que j’aurais pu avoir une soeur. Elle est seulement mort-née. Et je me demande encore aujourd’hui… est-ce que tout aurait été différent si elle avait été là ? Je n’aurais jamais la réponse, il faut croire. Les réponses sont rares, dans ce monde. Tellement rare que c’en est triste. Je n’ai aucun souvenir des premiers jours, seulement quelques odeurs diffuses, quelques jeux de lumières derrière mes paupières closes.
Alors me voilà née. Pourquoi ma mère décida de me nommer Petite Lavande ? Ça, je n’en ai aucune idée. Je sais juste qu’elle l’a fait et que ce nom m’a été inscrit au fer rouge sur ma fourrure. Je ne pouvais pas m’en défaire. Je ne l’aimais pas. Je n’ai jamais aimé cette plante, je trouve son odeur beaucoup trop forte, beaucoup trop entêtante. Alors pourquoi je portais ce nom ? J’ai cru qu’elle me trouvait entêtante et énervante avant même que j’ai eu le temps de lui démontrer que j’avais un caractère propre à moi, comme un peu tous les chatons, bien qu’apparemment, l’on se ressemble tous au départ, dans les premiers temps. Les chatons sont joueurs, ils sont agréables, naïfs. J’étais naïve. Les trois premières lunes de ma vie, j’avais envie de croire que la vie était aussi belle qu’elle le semblait.
On m’a dit que j’étais comme les autres au départ. Que rien n’était différent. Que j’étais gentille, curieuse, sociale, comme tous ceux qui m’entourent, normale. On m’a dit, mais je ne suis pas d’accord. Je ne pense pas qu’on puisse s’enfoncer si loin dans une étrange différence alors qu’on était normal et je pense que l’esprit est forgé dès la naissance pour être différent si on a à l’être. Alors je pense que même si ça ne se voyait pas, mon âme n’était pas comme les autres, que je me perdais déjà dans mes pensées et que mes rêves n’étaient pas la paix recherchée, mais ce qui me faisait leur ressembler, c’était cette envie de croire à une chance de vivre. Mais on a beau vouloir croire ce que l’on veut croire, tout ne se passe pas comme on le désire, aussi ardemment que ce soit. Le temps passe, et nous on trépasse.
“Damaged people are dangerous. They know they can survive.”
Je suis morte ce jour-là. Il ne manquait plus qu’à creuser ma tombe et m’y enterrer, y faire ma sépulture si je comptais pour quelqu’un réellement. Je suis morte cette journée-là et jamais plus je n’ai été à même de revivre, on m’a juste offert les clés pour survivre l’histoire de quelques temps, quelques lunes, quelques semaines qui s’écoulaient si rapidement, pour que mon corps ne tombe pas en poussière devant leurs yeux minables qui s’excuseraient de n’avoir rien vu. Ils sont tous aveugles. Ils n’ont rien vu. Je suis morte et ils n’ont rien remarqué. Comment expliquer ce phénomène ? Je respire, je parle, je peux même afficher un drôle de sourire ironique, mais je ne vis plus. Mon espoir est mort en apportant une part de moi. La plus belle partie de moi.
Trois lunes. J’avais trois lunes et je commençais déjà à m’isoler, ne comprenant pas l’enjeu des parties de plaisir amicales de mes camarades de pouponnière. Ils s’amusaient et moi, je me questionnais. Ce type d’interrogations que nul ne peut réellement comprendre. Et que je ne comprends pas moi-même. C’est ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, que tout a été détruit en moi, fragile fondation ravagée par la marée haute qui a été représentée par ce père qui me lève en pleine nuit. Quel nom ? Quel nom aurait-on pu donner à un tel être qui ne mérite même pas de tourner autour de ceux qu’il a pu mettre au monde ? Je ne sais pas. Je connais seulement celui qui lui a été donné à la naissance. Litanie Incessante. Qu’est-ce que ça peut bien lui correspondre, par moment.
La nuit, moment de paix, moment où l’on se doit d’oublier la journée épuisante qui vient de se produire et pourtant, moment de destruction à présent qui rappelle que jamais rien ne sera “normal”. Le problème est que la normalité n’existe pas et n’existera jamais. C’est comme ça, on ne peut rien y changer, il faut seulement s’y faire. Il m’a attirée en dehors du camp. Un chaton ne sort pas du camp, mais je n’ai rien vu d’étrange, d’étonnant. Je savais juste qu’il n’était plus avec Réalité Illusoire, ma mère. Ils se disputaient trop. Ils se détestaient trop. Alors… je l’ai suivi, avec une innocence qu’il déchira, cette nuit-là, me laissant en dehors du camp seule quand il eut terminé de tout briser en moi. Allongée, tremblante, pleurante, je suis restée dans la solitude pendant plusieurs heures. Tellement de temps. Et maintenant, je suis morte. Les yeux fermées, je sentais les gouttes de pluie tomber, encore et encore, me frigorifiant. Je me suis réveillée dans la tanière de la guérisseuse. Et je suis partie dans la pouponnière, m’éloignant de cette activité enfantine. Je n’étais plus rien.
“Parfois les souvenirs sont tellement douloureux qu’ils nous laissent sans avenir.”
À partir de ce jour, tout changea. L’électricité s’invita dans les airs et la noirceur dans mon coeur et mes yeux. Le brun devint noir. Je n’étais plus comme la lavande, plus aussi forte et vibrante, j’étais différente. Encore plus qu’avant et mon esprit s’emmêlait dans des séries de question commençant toujours par : pourquoi ? Pourquoi, pourquoi. Maintenant, je me le demande toujours, mais les réponses ne sont jamais venues, parce que ma mère s’est violemment disputée avec mon père quelques jours après et il a quitté le Clan, il a déserté, il est parti. J’ai cessé de le voir. Il a disparu et ça a créé un étrange vide en moi. Les autres chatons se sont désintéressés de moi dans un sens : ils ne voulaient plus joués avec moi, non, ils s’amusaient plutôt à me lancer des piques et des insultes pour bien me détruire, pour bien me faire mal, mais je ne réagissais pas, je m’isolais simplement, je les laissais parler. Ils n’arrêtaient pas. Et je continuais d’encaisser, je ne pouvais faire que ça. Je ne me voyais pas craquer. Trois lunes et je l’entendis. Je te promets de te faire tomber. Petite voix qui retentit. Raya, qu’elle prit comme nom, instinctivement, je le lui donnai.
Quatre lunes et j’étais différente. Tellement différente que les choses refusaient de changer, mais peut-être était-ce moi qui n’étais pas fait pour la vie, qui ne savais pas vivre, mais on ne m’a jamais appris, alors comment faire pour savoir ? J’ai juste fait ce que je pensais être la façon de faire : je me suis contentée de survivre. Il faut croire que je me suis trompée. Je n’ai jamais vécu, je ne suis pas faite pour ce monde et ce monde ne veut pas de moi non plus. Je me souviens de ce chaton qui est venu me voir, qui voulait jouer avec moi et je me souviens de ma colère qui a explosé, une lune plus tard, le faisant partir. Je me souviens de l’incompréhension dans son regard, Petit Cyclone, je me souviens. Mais il n’est pas resté parce que je ne suis pas gentille, je ne suis pas logique.
C’est si simple, je ne suis pas logique et je ne le serais sans doute jamais, mais ce n’est pas grave, parce que la logique est quelque chose que les gens possèdent et je ne suis pas les gens, je ne désire pas être eux non plus. Ce serait trop étrange, trop difficile et ça me tuerait encore un peu plus d’être ce que je fuis, d’être ce que je déteste. Je ne suis pas les gens, alors je ne suis pas logique et je ne suis pas gentille, non. Je suis simplement une bombe à retardement. Ils doivent le comprendre. Mais ils ne le veulent pas. Comme Petit Cyclone n’a pas voulu. Ils ne voudront pas. Parce qu’ils préfèrent voir en moi ce qu’il n’y a pas. Ils préfèrent voir la gentillesse et la douceur, mais il n’y a rien de tel. Non. Et c’est à quatre lunes qu’elle vint. Je ne le sus pas. C’est Petit Cyclone qui en prit le coup. “Tu fais quoi Lys ?” Je ne l’entendis pas. Je n’étais pas là. Il me raconta ensuite, avec la voix vibrante de colère. “Tu m’as attaquée. Les adultes ont du réagir. Tu m’as coupé un bout d’oreille. C’était quoi ça ? T’avais plus l’air de toi.” Et je l’ai laissé là. Je ne me souvenais de rien. C’était quelqu’un d’autre et elle, je la nommais Nora. Cruelle à soi. Je la détestais. Comme je détestais Raya que je n’avais entendu qu’une fois après sa promesse. Nulle. J’étais nulle qu’elle avait dit et elle avait raison.
“Et même si c’est douloureux, et même si ça fait mal, je suis heureux de sentir encore mon coeur battre.”
À cinq lunes, je m’enfuis du camp pour sentir le vent et l’écouter me murmurer d’étranges histoires sifflantes. Dans ce camp, je me sentais étouffée, pas à ma place, trop de gens qui ne m’aimaient pas. Et Raya qui parlait, Raya qui me rabaissait, Raya qui existait pour moi et que nul autre n’entendait. Raya et moi. Seules. Elle en jubilait. Seules. Raya et moi. J’ai fui et je me suis retrouvée encore plus seule et Raya était toujours là. Mon coeur menaçait d’exploser et je me demandais pourquoi il battait encore, ce n’était qu’un traître qui ne lâchait pas alors que la douleur remplaçait le sang dans mes veines par un poison à action beaucoup trop lente. La nuit, je me réveillais sans pouvoir parler, haletante, respiration rapide, incapable de réfléchir, totalement paniquée et la guérisseuse ne pouvait rien faire. Je pense qu’elle a essayé. Je ne sais pas. Ces moments sont vagues dans ma tête, je me souviens juste de cette panique, cette angoisse, qui surgissait parfois en plein jour, souvent quand il y avait trop de chats, comme cette fois-là.
Je m’étais réfugiée quelque part dans la lande. Je ne sais pas trop où, est-ce que ça importait vraiment ? Quand j’entendis un bruit, une respiration et que je la vis. Une autre petite chatonne. Elle arriva et plongea son regard dans le mien. “Tu es détruite.” Ma queue fouetta le sol. “On t’a trahi.” Je grognai. Ferme-là. Arrête de me parler. Va-t-en. Elle n’avait pas le droit de savoir ce qui se passait dans mon regard, dans mes yeux, s’immiscer dans mon coeur et ma vie comme ça. Elle ne me connaissait pas et je la détestais de me comprendre en un regard. Et je lui en voulais parce que personne autour de moi ne réussissait ce tour de force. Alors je la laissais là, toute seule et elle me lança ce mot. Ce simple mot. Que je n’oubliais jamais.
“Recovery.”
Elle se nommait Recovery. Pourquoi me donner son nom alors que je n’en avais strictement rien à faire ? Je la détestais. . . . Alors pourquoi je me rendis au même endroit pendant la nuit ? Alors pourquoi était-elle là ? Pourquoi pendant toute une lune, on arrêtait pas de se voir chaque nuit ? Alors pourquoi elle était restée et m’avait expliqué comment était Nora ? Alors pourquoi je restais quand la personnalité égale à Nora prenait le contrôle de Recovery ? . . . Je l’aimais. Et j’avais besoin d’elle. Mais cette nuit avant que j’ai six lunes, elle ne vint pas. Alors je me fis baptisée avec une solitude encore plus grand. Six lunes et Raya me répétait que je n’en valais pas la peine. Je me souviens de Petit Ciel qui avait été mon ami. Mais quand il découvrit que mes griffes déchiraient ma peau, il me laissa en me disant que je n’essayais pas d’aller mieux. Il ne pouvait pas savoir et je le déteste. Je lui en voulais de ne pas comprendre, et je m’en voulais de lui en vouloir parce que je ne me comprenais pas plus et que je me détestais tellement que ça ne m’étonnait même pas qu’il ne reste pas. Il détestait quand je me fermais sur moi-même, que je cessais de lui répondre et ça arrivait tellement souvent, mais je n’aurais jamais pu lui parler de la haine que je nourris à mon encontre sans qu’il ne prenne peur. Et il m’a délaissée. Ils le font tous, toujours. Ça ne m’étonnait.
Je pris le nom de Nuage de Lavande. Je n’aimais toujours pas ce nom. Mais ça ne changeait rien à ma vie. Une autre voix s’invita, si insidieuse. Ne manges pas. Ne manges pas. Tu es assez grosse comme ça. Ne manges pas. Ne manges pas. Je n’ai pas mangé, cette journée là. Ni celle d’après ou encore l’autre et je devenais plus légère. Et quelques jours après mon baptême, j’assistais à une Assemblée, la pleine lune. Trêve. Quelle trêve ? Raya et Ana étaient toujours là. Ana, laisse-moi manger ! Je crevais de faim. Et la douleur tordait mon ventre et Raya qui détruisait encore plus mon esprit. Je n’étais rien. Un détail, une poussière, rien et cet endroit grouillant de chat me faisait peur. Et je ne parvenais pas à respirer quand une voix retentit. Je m'enfonçais dans un océan d'angoisse si grand que je me noyais quand une voix perça la brume m'entourant.
“Qu’est-ce qui ne va pas ?”
Je me retournai rapidement. Je regardais cette nouvelle venue. Odeur de la rivière qui s'imprégnait à son pelage. Belle odeur. L’eau qui coulait, je l’entendais vrombir dans mes oreilles. J’aimais ce bruit. Je l’entendais maintenant, ce n’était pas normal, je ne devrais pas l’entendre, mais je l’entendais et je me perdais dans mes pensées sans pour autant lui répondre. Et je me noyais. Et je n'avais même pas compris, remarqué, qu'elle n'était pas de mon Clan, et que ce n'était pas logique que cette odeur s'incruste dans son poil et s'invite dans mes narines par la même occasion.
“Tu es du Clan de l'Aube, c’est ça ?”
Et mon esprit s’est focalisé sur ce qu’elle me disait et j‘hochais la tête. Elle se nommait Nuage Joyeux. Son nom était le contraire de ce que j’étais, mais dans ce regard, je voyais la même douleur que celle en mon âme. Et j’eus l’impression de toujours la connaître. De savoir qui elle était sans même qu’on ne se soit vraiment vu. Elle avait trois lunes de plus que moi. Neuf lunes. C’était sa deuxième assemblée et elle n’aimait pas ce lieu non plus. Et on parlait en murmurant, et on se livrait sans véritable mur et elle existait, et je respirais. Et Recovery s’effaçait pendant un instant. Et on était ensemble. Nous n’étions plus seules.
Quand l’Assemblée fut close, le Clan de l'Aube s’en alla et je traînais à l’arrière. Et mon regard s’accrocha à celui de cette femelle qui semblait torturée, perturbée, comme moi. Je m’approchais d’elle. Et avec elle aussi, tout semblait naturel. On parla longuement, mon absence n’était pas réellement remarquée dans le clan, je n’étais rien après tout. Mais j’avais trouvé deux amies. Et j’étais un peu mieux avec des amies.
Je revis Ellende, cette domestique, quelques jours plus tard et elle me parla de Raven. Son compagnon. Je lui parlai de Recovery que je n’avais toujours pas revu et on parla beaucoup, on s’imaginait des choses, et on se confiait, et je lui parlai de Raya et surtout, d’Ana. Je lui parlai davantage d’Ana le jour où je me faufilais dans la tanière de la guérisseuse pour prendre de l’herbe à chat et vomir après avoir tellement mangé que mon ventre menaçait d’exploser. J’avais sept lunes.
La vie n’a pas de valeur si on ne prend pas le risque de la perdre.
Je me retrouvai là. J’avais vu Recovery. Elle m’avait parlé de ce que les hommes disaient souvent, ceux où elle trouvait sa nourriture. C’étaient des “adolescents” et l’une avait sortit une phrase. Une seule. “Un an et tu seras de nouveau heureux.” Mais je n’y croyais pas. Je n’y crois toujours pas. Et je me retrouvais là. J’avais neuf lunes depuis sept jours maintenant. Et Ellende était devant moi et je la regardais et je réfléchissais et la douleur était toujours là. Personne ne pouvait comprendre. À huit lunes, j’avais volé des plantes dans les réserves d’Ange de Soie. J’avais tenté de mourir. Mon coeur battait encore. La seule qui le sut, ce fut Recovery. Maintenant, je ne voulais plus sentir ce coeur battre.
Je ne voulais plus trouver des solitaires avec qui me battre et revenir dans le camp avec d'innombrables blessures. Je ne voulais plus voler des plantes, je ne voulais plus ne pas manger puis m’éclater l’estomac et vomir. Je ne voulais plus planter mes griffes dans ma peau et en faire couler le sang. Je ne voulais plus de tout ça. Je ne voulais plus avoir peur, je ne voulais plus les entendre. Je ne voulais plus voir les ombres qui m’entouraient, me sentir surveillée. J’étais certaine qu’on m’espionnait. Persuadée. S’ils pensaient que je n’allais pas les voir… j’en avais déjà parlé avec Ellende, et brièvement avec Joie Bleutée à une Assemblée. Et Ellende était d’accord avec moi. On était suivie. Surveillée. Et on voulait nous attraper, parce qu’on était différente. On n’était pas comme les autres et on nous en voulait pour ça. Mais je ne me laisserais pas faire et avec Ellende, j'étais capable de tout.
“Ellende. 100 jours et je ne vis plus. Je me donne 100 jours. - J’embarque dans le décompte. - 100 jours. - 100.”
Et je laissais une trace sur l’arbre. On reviendrait ici chaque jour pour une autre encoche. Pour ne plus vivre. Ne plus exister. Pour que plus rien n’ait de sens et à chaque fois que les jours passeraient, on s’approcherait de la fin. Ellende m’apprit que les hommes parlaient en année. Elle m’apprit beaucoup de choses sur eux. Et je l’écoutais et on parlait, je l'avertis également que je serais absente pendant trois lunes lorsque j'aurais un environ de dix lunes, elle devrait... se débrouiller, mettre les encoches et je reviendrais. Je revis Joie Bleutée par hasard sur une terre libre et on passa des heures à discuter.
Je revis Recovery. On parla, mais elle partit. Elle disait m’aimer et je mourrais d’amour pour elle. Elle n’était jamais là. Nous étions le jour 80. Il nous restait 80 jours à vivre, Ellende et moi et personne ne le savait. Personne ne le saura. Pas même Recovery qui connaissait presque chaque recoin de mon âme... s'était-elle perdue en chemin dans cette noirceur ?
Now again we try to just stay alive
Neuf lunes. Précoce, que le mentor dit. Précoce. Mais qu'est-ce que ça veut dire ça, précoce ? Qu'est-ce que ça signifie ? Que je suis en avance sur les autres ? Ça n'a pas de sens. Aucun sens à mes yeux, mais je ne dis rien, je me tais. Parce que c'est parfait. Ça tombe bien. Je serais de retour à temps, à temps pour le jour 0, à temps pour arrêter, arrêter cette bataille qui n'avait pas de sens. Tout simplement. Et je baissai les yeux sur le sol, je retins mes larmes. Recovery, elle allait me manquer et Ellende aussi et Joie Bleutée, même si je ne les voyais pas si souvent. Quatre apprentis, moi incluse. Donc trois autres en dehors de ma propre personne si insignifiante. Trois chats, chacun venant d'un autre Clan. Et on me demandait de survivre ? Moi qui aie toujours préféré faire les choses en solitaire, qui ne sais pas comment fonctionner socialement, on me demandait de survivre avec quatre apprentis, pendant trois lunes, en dehors ? Je ne savais pas si j'allais pouvoir y arriver et je m'excusais déjà mentalement auprès d'Ellende.
Le temps m'a vite échappé, je dois l'admettre et je ne sais même pas quelle épreuve j'ai passé en premier, dans quel Clan je me suis rendue en premier. Un automate. Voilà ce que j'étais pendant cette période, un simple automate qui faisait ce qu'il devait faire, obéissait aux règles, souriait, respirait, mais n'agissait pas, n'avait pas de propre volonté. Je ne reconnaissais même pas ma propre voix, tout me semblait irréel. Et si je rêvais ? J'aurais aimé me réveiller dans le vide. Mais j'ai continué à aller dans les trois autres Clans, autre que le mien, pour faire comme si j'étais l'une des leurs. Belle imposture ! Je n'étais même pas quelqu'un.
Je me souviens.
Je me souviens de l'épreuve avec ce volcan. Je me souviens de l'attrait que j'avais pour ce qui se trouvait si près, une mort qui aurait pu passer pour accident. Je me souviens de mon manque d'équilibre et de cette voix qui s'est montrée alors. Tu peux le faire, crois-moi, tu peux le faire, alors n'abandonnes pas. Et j'ai réussi sans même comprendre comment. Peut-être plus lentement que les autres, mais ça ne m'importait pas. Pour être franche, rien ne m'importait à cet instant si ce n'était de tomber. Après tout, combien de fois ai-je cru que j'allais tomber ? Combien de fois ai-je cru que mon temps était venu ?
Et ce n'est pas arrivé. Un minable petit sursaut d'existence couplé à la voix qui m'encourageait m'ont fait me donner toute entière à cette épreuve pour en ressortir vainqueur.
Et l'autre épreuve ? Laquelle vient ensuite ? Je ne sais pas. Je n'ai jamais su, tout a toujours été brouillé. Celle de la forêt ? Ou une autre ? Laissons celle de la forêt pour la fin. C'était ma préférée. La seule que j'ai aimé.
Appliquée. C'est ainsi qu'on m'a souvent décrite. Même si j'étais distraite, je prêtais attention à tous les détails du monde qui m'entourait, sans même le vouloir. Ce n'était rien d'autre qu'une habitude. Alors quand on nous envoya chercher un remède, je n'ai pas eu peur. Pas vraiment. J'avais juste cette angoisse de ne pas réussir. De retarder tous les autres et au final, j'ai trouvé. J'y ai passé plusieurs heures et le soleil menaçait déjà de se coucher, mais j'ai trouvé, avec l'aide des autres apprentis - évidemment. Je ne me souviens même plus du remède que je devais trouver, tout est si flou dans ma mémoire, enfoui sous les déchirures. Je sais juste que j'aurais aimé rester pour voir le soleil se coucher, pour voir les étoiles et la lune, mais je ne pouvais pas. J'ai failli le faire avec que Raya ne me traite de cervelle de souris et de paresseuse. Celle-là, d'ailleurs, m'avait énormément déconcentrée pendant la recherche.
L'épreuve appartenant au Clan... lequel, déjà ? Ah, oui, le Clan du Crépuscule, fut la plus difficile à mes yeux. Je ne suis pas la plus forte, je ne l'étais pas non plus à l'époque et je n'ai jamais aimé travailler avec les autres, faire en sorte de m'intégrer - mais là, je n'eus pas le choix. Ce fut le moment le plus épuisant, celui qui m'enjoignait de paraître "normale". Qu'est-ce que ça veut dire, d'ailleurs, ce mot ? "Étrange", qu'est-ce que ça veut dire ? Rien. Absolument rien. Ce sont des mots sans signification utilisés à tous vents, mais je m'égare. Alors oui, je ressortis de cette épreuve avec quelque chose en moins : la force. J'avais cette certitude de ne pas être fait pour la vie en communauté. Et je l'ai toujours. Je suis destinée à une vie de recluse, de souffrance et de perte. Cette épreuve, je ne me souviens même plus de comment nous l'avons réussi. Quelle était notre prédateur ? Je pense qu'on a failli échoué. Par ma faute. Je crois. De toute façon, ça ne peut être que ma faute, c'est toujours ma faute. Mais nous l'avons vaincu, ce prédateur.
Et moi, j'avais toujours mes démons.
La dernière épreuve. Ou la première. Je ne sais même pas dans quel ordre elles sont venues. Je sais juste que celle-ci a été la plus facile, la plus agréable. Seule - non, pas seule, avec les autres, mais comme seule -, dans une forêt réputée pour être hantée par l'esprit d'Éclisse. Ça aurait dû me rendre morte de peur, pas vrai ? Mais un mort est déjà mort et je n'ai jamais eu peur. Faux. J'ai peur de moi-même. J'ai peur de la vie, mais un esprit est mort, et j'ai peur des autres, des vivants. Encore une fois, un esprit n'est pas vivant. Il pouvait bien se venger de moi. Viens ! Je t'attends ! Amène-moi, satisfait ta vengeance. Dans un tel état mental, je pense bien que c'est logique que je n'ai pas eu peur et je regardais les autres un peu de haut pour la première fois de ma vie. Je jubilais de les voir avoir peur, alors que je restais de marbre. De toute façon... un esprit ne pouvait pas me faire plus de mal que mes propres démons intérieurs, pas vrai ? Je le croyais. Je le crois toujours.
Je suis déjà cernée.
Le silence n’est pas un choix, il est la seule solution que l’on trouve quand les mots nous échappent.
À douze lunes, une semaine moins un jour, je pris le nom de Lavande du Soir. Rentrée des épreuves, de trois lunes en dehors du Clan, lessivée et épuisée psychologiquement : mais qui le savait ? Seulement ceux qui savaient lire dans les yeux, seulement ceux qui parvenaient à voir. Voir que je ne vivais pas. Que mon regard était éteint. À voir que Raya prenait trop de place, que les gens, leur présence m'étouffait. Ils volaient mon air ! Que pouvais-je faire d'autre que de les détester ? Ils volaient mon air et m'empêchaient de respirer. Tous contre moi. Sauf Ellende. Sauf Ellende, Recovery et Joie Bleutée.
Le lendemain, je m’enfuis du Clan avec du poison dans l’espoir de ne plus jamais ouvrir les yeux, de m’en aller loin, de ne plus ressentir, ne plus jamais sentir ce coeur diffuser des litres de venin dans mes veines. Et je les avalais en sachant qu’Ellende ferait de même parce que ce matin, j’avais mis la dernière encoche. Jour 0.
Mais j’ouvris les yeux le lendemain, dans la plus grande des souffrances. Je détestais l’échec et je venais d’échouer à ne plus vivre. Je me détestais encore plus. Seule petite victoire : le poison faisait taire Raya, Ana et les autres voix qui me tourmentaient. J’aurais juste aimé que Zoey y survive, parce que Zoey était et est gentille. Je me levai, totalement étourdie, mais je savais que je devais m’y rendre sinon plus rien n’aurait jamais de sens et on n’y survivrait pas. Avait-elle seulement ouvert les yeux ? Je ne savais pas si j’aurais pu encaissé cet échec si elle, elle avait réussi. Mais elle était dans le même cas, car je l’aperçus quand je me rendis à notre arbre. Je n’y fis pas attention. Je sentais mon corps prêt à m’abandonner à chaque instant. Jour 1. Je pris un autre arbre. Et je fis une nouvelle encoche. Ellende était déjà là.
Et ce fut le surlendemain que je la rencontrai. Mon étoile. Ce ciel devenait moins sombre avec une étoile. Une solitaire que je vis sur les terres alors que je m’isolais. Mon pelage était encore en bataille, les cicatrices étaient encore récentes, ma douleur toujours plus vive, les voix, les ombres, les problèmes toujours présents. Je vous ai parlé d’Eva ? Elle est venue quand Recovery était là et Recovery m’a racontée l’innocence de cette personnalité. Mais Eva ne peut pas venir souvent, Eva n’est pas la bienvenue dans un monde d’horreur, elle est bien trop pure, chose que je ne suis pas. La pureté, quelle belle idée. Pureté. Quelle mauvaise idée. Elle se nommait Elora. Elle était adorable, mais elle se détestait autant que je pouvais me détester et on parla et on s’animait et elle était elle, j’étais moi, on se livrait, on tentait d’exister. Elora et Lys. Je la nommais El’. Elle me nommait Lys. Je lui avais dit que je n’aimais pas du tout mon nom et elle me dit qu’elle désirait me nommer Lys parce que le Lys blanc était symbole de pureté et d’innocence. Ce que je n’avais pas, mais elle m’ignora. Et Lys, ça m’allait. J’étais contente. Et je ne parlai d’elle à personne. Même si je revis Joie Bleutée. Même si Ellende me parlait de Yoyo. De son tourment intérieur. El’ était mon secret et je me devais de le préserver.
“The worst day of loving someone is the day you lose it.”
Mais El’, un secret, pour le préserver, il doit rester. Et cette journée-là, tu décidas de m’achever. Parce qu’on parlait d’avenir et qu’on réinventait les constellations. Parce que mes nuits, je les passais avec toi, mais cette journée-là, tu décidas de tout détruire, tout anéantir. Avec Ellende, on continuait les décomptes. Ça faisait 69 jours que nous aurions dû ne pas vivre. Mais tu m’avais fait temporairement oublier ça. Même si tu t’énervais contre moi parfois, même si tu disais me détester parfois, ce n’était pas vrai et je le savais. J’étais ton petit bonheur et toi, ma petite étoile. Mais cette journée-là, tu ne vins pas. Et les autres journées non plus, tu ne vins pas. Tu étais toujours mon secret, El’, jusqu’à ce jour, après 26 jours sans te voir. La veille, j’en avais parlé à Ellende. Et elle était, comme moi, certaine que tu ne reviendrais pas. Parce que comme moi, tu désirais mourir, pas vrai ? Et tu as réussi, El’. J’ai seize lunes et quand j’ai appris par ta meilleure amie qui est venue, parce que tu avais dit aimer cet endroit et qu’elle m’a vu, j’ai pleuré, j’en ai parlé à Ellende et je suis revenue. Parfois je trouvais ta meilleure amie et elle m’a demandé. “Tu l’aimais ?” Et tu sais quoi ? Je t’aime. Mais je me l’étais jamais demandée. Avant qu’elle me le demande.
Et tu sais quoi ? Ellende m’a appris les dates. Elle m’a dit que tu as disparu le 7 avril 2017. Les humains se situent avec des dates, des chiffres. Elle m’a dit que tu es morte le 13 avril 2017. Que tu as choisi de partir à cette date. J’aimais le treize et le trois prenait toujours sa place dans mon esprit et tu m’as volé mes chiffres, et je n’arrive pas à t’en vouloir. J’ai été me battre, cette journée-là, j’ai cru qu’on m’avait cassé une patte. Mais ce ne fut pas le cas. Et j’étais énervée de vivre. Et je le suis toujours. Ton départ m’a plongée dans la plus grande des noirceur et je ne sais plus quoi faire, je n’ai plus envie d’essayer. Raya et Ana et les autres sont toujours là et moi, je meurs. Et Ellende meurt aussi. Yoyo est parti le 7 avril. Comme quand tu as disparu. Il aimait le bleu, comme tu aimais le bleu. Et vous étiez tous les deux magnifiques et maintenant, tu n’es plus un secret, parce que tu n’es plus là.
J’ai revu Ellende plusieurs fois. J’ai passé mon temps en dehors du Clan, rentrant avec des proies pour me faire pardonner de mon absence, et j’ai dit cette phrase qu’on avait souvent dit. “Un an et tu seras de nouveau heureux.” et j’ai ajouté deux nouveaux décomptes. Parce qu’Ellende me parlait des dates des humains très souvent et que les nombres étaient importants pour nous deux. Et je suis partie du Clan. Une nuit. Aujourd’hui. Je suis allée sur l’arbre, ajouter les décomptes. 106. 328. 37. 106 jours depuis qu’on aurait dû ne plus vivre et 37 jours que tu n’es plus là, que Yoyo n’est plus là. Et dans 328 jours, ça fera un an. El’.
Lavande du Soir n'a plus aucun sens. Ce nom n'a jamais eu de sens. Je ne suis pas Lavande du Soir. Non. Je ne l'ai même jamais été. Je n'ai jamais été comme eux. Moi, je suis Lys. Une solitaire. Une étrangère. Étrangère à la vie.
Tu me manques. Et ça fait beaucoup trop mal. Je n’arrive plus à respirer. Je suis sur le haut d’une falaise. Je regarde l’eau frapper les rochers. J’ai quitté le Clan et je songe quitter Recovery. Elle n’est pas là. Je ne l’ai pas vu une seule fois depuis que tu n’es plus là et j’ai tant besoin d’elle. Et surtout, de toi. Et tu n’es plus là.
”et le manque me ronge de l’intérieur”
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