[Dans un souci de bienséance, cette histoire sera écrite à la première personne du singulier malgré que le reste soit à la troisième]
Le monde est cruel.
Lorsque nous racontons notre histoire, nous avons tous tendance à exagérer les faits. A amplifier les moments de joie. A exacerber les moments tragiques. Toutes les histoires sont particulièrement tristes, ou particulièrement heureuses. Toutes les histoires ne sont pas comme les autres. Toutes les histoires ont quelque chose que le voisin n'a pas.
Mon histoire, je ne prétends pas qu'elle soit unique. C'est à toi, qui écoute le ton de ma voix dans ton esprit, de juger de son caractère extraordinaire, ou dramatique. C'est à toi de décider si en effet, je suis comme tous les autres, prétentieuse, menteuse, arrogante. C'est à toi de décider si tu me crois, ou non, et si tu critiqueras ces faits comme tu l'as fait pour tous les autres.
Je ne suis pas née sur ces terres. Je suis née bien loin d'ici, au large de cette île, dans ce doux foyer qui résonne encore dans mon esprit sous le nom de Continent. J'ai ouvert les yeux sur ce ciel étoilé que jamais je n'ai revu, ce ciel d'un magnifique noir d'encre où brillaient de mille feux toutes les étoiles de la galaxie. Je me souviens encore de la chaleur qui s'était répandue dans mon cœur, du frisson qui avait parcouru mon pelage, alors que ma mère me murmurait tendrement à l'oreille, "Bienvenue dans notre monde, mon Ange."
J'ai grandi fille unique, entourée de mes deux parents qui m'élevaient à tour de rôle dans le recoin sombre d'un escalier en bois craquelé. Nous vivions au coin d'un nid de chêne, construit par les Bipèdes, dans un endroit immense que ces derniers appelaient "port". Je me souviens encore du long quai de planches tachetées qui s'étendait non loin de notre cachette, des "bateaux" qui s'en approchaient en flottant sur l'eau, de leurs immenses toiles de crème claquant sous le vent. Des cris journaliers des nombreux Bipèdes, secouant fébrilement leurs poissons fraichement attrapés au-dessus de leurs "comptoirs", et les échangeant contre de "l'argent" à d'autres Bipèdes.
Je me souviens de mes premières sorties, de mes pas hésitants sur les planches de bois. De toutes les fois où j'ai eu peur de passer à travers, me figeant à chaque fois qu'il y avait le moindre trou devant moi. De toutes les fois où ma mère me rattrapait de justesse alors que mes pattes minuscules glissaient sur l'eau salée qui éclaboussaient les planches. De toutes les fois où nous avions dû nous enfuir sous la menace des objets brillants lancés dans notre direction.
Ma mère, tout comme moi à l'exception d'une tâche près, était noire comme la nuit. Elle était magnifique. Mais elle était méprisée à cause de cela. Les Bipèdes, là-bas, haïssaient les chats noirs. Ils représentaient la peste. La "magie noire". La "superstition". Bien souvent elle devait m'emporter loin des lieux passants, au bout d'un certain moment, car les Bipèdes commençaient à devenir agressifs envers nous.
Mon père était blanc et noir. Il était détesté non pas à cause de sa couleur, mais du fait qu'il volait du poisson afin de nous nourrir ma mère et moi. Il revint plus d'une fois avec des blessures, plus ou moins sérieuses, à cause des Bipèdes.
Arriva un jour où, alors que j'avais trois lunes, ma mère et moi fûmes pourchassées par un chien, lâché volontairement par un Bipède afin de nous faire fuir. Prises de panique, nous nous enfuîmes dans la mauvaise direction, et atterrîmes sans le vouloir dans un de leurs bateaux. Nous nous glissâmes derrière des caisses, tandis que le molosse fut repoussé par les Bipèdes du bateau. Malheureusement, nous ne pûmes sortir avant que le bateau ne se mette à flots. Et c'est ainsi que, de force, je fus projetée vers l'île des cinq Clans.
A ce point de l'histoire, il est bon de préciser que je ne parlais pas votre langue. Je venais d'un pays lointain, différent en tout point, y compris linguistiquement.
J'eus le mal de mer pendant tout le voyage. Ceux qui n'ont jamais navigué sur l'eau ne pourront jamais comprendre la souffrance engendrée par les ballotements incessants d'une coque de bois sur des vagues déchainées. Et quand bien même je ne manque pas de courage, jamais plus je ne veux avoir affaire à cette épreuve.
Lorsque le bateau arriva enfin à quai, sur votre île, ma mère et moi attendîmes longtemps avant de sortir. Nous attendîmes la nuit, afin que notre pelage se confonde le plus possible dans les ombres. La lune levée, nous nous faufilâmes donc en dehors du bateau. En dehors des quais. En dehors du port. En dehors de la ville.
A peine avions-nous fui la civilisation bipède que sans avoir le temps de faire halte, nous nous fîmes attaquer par un renard errant affamé à la périphérie du village. Et c'est ainsi qu'après toutes ces épreuves, après toute cette douleur, je vis ma mère se faire dévorer vivante devant mes yeux.
Je n'ai jamais eu le courage de sortir de ma cachette. Je n'ai jamais eu le courage de l'aider. Ma lâcheté a coûté la vie à ma mère, ma Maman, et c'est un poids que je porterai sur mes épaules toute ma vie.
A trois lunes, mes pattes meurtries me guidèrent inconsciemment jusqu'à votre territoire. A trois lunes, mon cœur orphelin s'abandonna à votre foyer. A trois lunes, mon pelage ébène couvert de sang et de crasse s'avachit dans un de vos nids. Guerriers du Clan de la Lune, vous m'avez recueillie et arrachée aux griffes de la mort, et je vous en suis éternellement reconnaissante.
Les premières lunes furent très compliquées. Bien que je ne fusse qu'un chaton, et malgré les circonstances exceptionnelles, la xénophobie de certains membres de votre clan les poussaient à me haïr. La barrière du langage n'arrangeait pas les choses, bien que j'apprenais vite. Mais toi, tu étais là, et tu m'as soutenue.
Petite Chimère, le chaton qui devint mon frère adoptif, m'adopta immédiatement à peine eussé-je passé la porte de la pouponnière. Sa mère, Pétale Diaphane, n'eut presque d'autre choix que de m'adopter également, bien qu'elle n'était pas réticente à élever un deuxième chaton. Il m'accompagna, m'apprit votre langue, m'apprit vos coutumes, m'apprit vos qualités et vos défauts. Il m'apprit votre vie. Mon amour pour lui est inconditionnel.
Lorsque qu'il fût temps pour nous de passer apprentis, j'eus énormément de doutes quant à mon futur. Passerai-je apprentie ? Aurai-je un mentor ? Aurai-je un mentor qui ne me détesterait pas ? Ces doutes se révélèrent non fondés finalement, car je passais bien apprentie, devins Nuage d'Onyx, et eus un valeureux guerrier nommé Cornes de Bélier pour mentor.
Un problème se posa rapidement. Je n'avais pas la volonté de me battre. Les entrainements de chasse se relevaient toujours fructueux, mais le combat m'effrayait. Malgré les innombrables tentatives de la part de mon mentor de m'inculquer son art, je finissais toujours par mordre la poussière, incapable de répliquer. Et je finissais toujours par rentrer au camp, en me mordant la lèvre pour ne pas pleurer, tandis que les autres guerriers me lançaient des regards noirs, et mon mentor des regards remplis de reproche et de désespoir.
C'est un jour de pluie qu'il y eut le déclic, lorsque j'avais 9 lunes. Le mauvais temps et l'orage se déchainèrent alors que j'étais en test de chasse à l'autre bout du territoire. Mon mentor, qui me surveillait depuis les buissons, décida d'interrompre l'épreuve en voyant les éclairs zébrer le ciel. Nous nous dirigeâmes donc tant bien que mal vers notre camp. Malheureusement, un renard fuyant lui-aussi les intempéries croisa notre route. Et, paniqué, attaqua Cornes de Bélier.
Je fus immédiatement sommée de me mettre à couvert et de fuir pour alerter les autres dès que l'occasion se présentait. Mais mes pattes restèrent ancrées dans la boue. Et la scène se répéta. Un renard, attaquant un être cher, devant mes yeux incapables. Les hurlements de mon mentor à mon intention sonnaient sourd dans mes oreilles. Le bruit du tonnerre grondait derrière nous, et les éclairs illuminaient mon visage apeuré. Le renard mordit la patte avant gauche de Cornes de Bélier alors qu'il tentait de lui porter un coup, et refusa de la lâcher. Ses cris de rage se transformèrent en cris de douleur. Il fut projeté contre un arbre voisin, à moitié inconscient. Et la bête s'élança aussitôt vers lui pour assener le coup fatal.
Le reste se déroula au ralenti. Je me souviens encore des pattes du renard foulant lourdement le sol, et de sa gueule, assoiffée de meurtre. Je me souviens encore de l'éclair foudroyant mon esprit, traversant mes paupières, illuminant mon regard. Je me souviens encore de la rage qui monta d'un seul coup dans tout mon corps. Je me souviens encore de mes pattes s'enfonçant dans le sol avec une force qui m'était jusque-là inconnue, et qui me propulsèrent en avant, droit vers notre assaillant. Je me souviens encore de l'éclat de mes griffes lorsqu'elles s'enfoncèrent dans la nuque du canidé, de la couleur du sang qui jaillit de sa plaie, du goût qui remplit ma gueule. De la texture de sa colonne vertébrale s'arrachant entre mes crocs. Je me souviens du corps chaud faisant trois fois ma taille s'effondrant sous moi.
J'épaulai mon mentor pour qu'il puisse marcher, et nous rentrâmes au camp avant qu'il ne se vide de son sang. Lorsque la tempête fut terminée, la nouvelle se répandit comme une trainée de poudre parmi nos membres. L'apprentie incapable, la plus faible du clan, avait massacré un renard. Certains ne voulaient pas le croire. D'autres posaient un regard nouveau sur moi. Nuage Chimérique vit que la lueur qui animait mes yeux avait changé.
A la suite de cet incident, je fus métamorphosée. Je n'étais plus la même qu'auparavant. Je n'étais plus l'apprentie médiocre et sensible. J'avais réalisé que plus jamais je ne voulais que des êtres chers soient blessés. J'avais réalisé que je voulais me battre, contre n'importe quel adversaire, contre n'importe quelle situation.
C'est ainsi que je fis des progrès exceptionnels en l'espace d'un temps très court. Cornes de Bélier fut rapidement surpassé par mes nouveaux talents au combat, finissant de plus en plus plaqué au sol et non plaquant au sol. Je réussis mes tests avec brio. Lorsqu'il fut temps pour moi de partir en lunes d'entrainement dans les autres clans, j'étais déjà l'apprentie la plus renommée du Clan de la Lune, à 10 lunes. Lorsque j'en revins, je n'étais que plus forte. A 13 lunes, je fus nommée guerrière, sous le nom de Cœur d'Onyx.
Les lunes se suivirent au rythme de mes exploits : je devins imbattable. Les défis amicaux que nous nous lancions revenaient toujours en ma victoire. Lors des altercations avec les autres clans, si combat il y avait, je neutralisais toujours mes adversaires en un temps record, avant de passer à un autre. On commença à me reconnaître lors des assemblées. Un nom s'éleva parmi les murmures ; la guerrière d'Outre terre. Et je devins la guerrière la plus redoutable du Clan de la Lune.
(Lorsque le lieutenant mourut, c'est moi qu'Aurore de l'Espérance choisit pour lui succéder. La plus jeune lieutenante jamais connue, car j'avais alors 21 lunes. Je fus extrêmement honorée de ce choix, bien que je n'eus jamais fait quoi que ce soit consciemment en cette faveur. Ma réputation me suivit dans ce rôle. La suite est telle que vous la connaissez maintenant.)
Cette histoire est terminée. Mon histoire ne l'est pas. Mon père est toujours là-bas, quelque part, de l'autre côté de l'océan. Tant de dangers menacent mon Clan, et je dois tous les affronter. Tous ceux qui se mettront dans notre chemin en paieront les conséquences.
Le monde est cruel. Mais je me battrai pour le vaincre.